Le génie de l’Homme.
Embarqué sur un sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Une mission sans cesse répétée par les sous-mariniers depuis plus de cinquante ans. Presque commune et pourtant… Je partage cette émotion ressentie, partagée avec les marins, au contact de cette scène presque irréelle.
La photographie m’a conduit à monter à bord de cette machine noire, colossale, au départ d’une patrouille, assurant la dissuasion française. Une fois le goulet de la rade de Brest passé, j’ai pris position sur le massif, la partie émergée du sous-marin, en quête de lumière et d’un instant parfait. La scène est si fantastique que j’ai bien du mal à croire ce que je vis. Serai-je à la hauteur côté photo ? Je l’espère secrètement en gardant pour moi les doutes et le stress liés au travail à accomplir… Je ressens tout à coup la pression du résultat après tant de démarches et de personnes à convaincre du bien-fondé de ma présence ici, à cet instant précis. Moi et pas un autre. Pas question de se rater, il faut que je rapporte des photographies singulières. Se concentrer sur ma mission, une mission dans la mission.
Le vent du large s’engouffre dans mes vêtements, fouette mon visage et m’imprègne d’une senteur d’iode brute, presque tranchante. Je suis déjà passé ici maintes fois, en voilier ou en semi-rigide. C’est si différent de d’habitude. Il y a mille et une façons de vivre la navigation, mille et une sensations différentes. C’est infini, c’est beau. Serait-ce cela, finalement, la passion ? Une endorphine provoquée par un état de grâce qui vous enveloppe ? Un petit capteur en vous qui vous suggère de mieux regarder pour mieux témoigner ?
La mer Celtique est en mouvement, animée de houles massives et régulières. Là, devant moi, le nez du Vigilant fend les vagues avec une détermination inertielle implacable. Chaque lame s’écrase sur le bulbe noir, l’enveloppant brièvement d’une écume immaculée avant de s’effondrer dans le « glaz » de la mer d’Iroise. L’objectif de mon appareil suit cette danse incessante, cadrant de manière serrée le contraste entre l’élément naturel et la silhouette mécanique qui le traverse. C’est beau. Encore une fois, j’interprète la réalité en utilisant un petit téléobjectif de deux cents millimètres. Les plans se rapprochent, la profondeur de champ diminue : drôle de paradoxe à bord d’un SNLE !
Des infrabasses provoquées par l’élément liquide sont ressenties de manière viscérale. Sans doute du même ordre qu’une lame qui percute le phare du « Four » un soir d’hiver. À ce moment précis, nous laissons son sister-ship à tribord, le fanal des « Pierres Noires », et un aéronef diabolique vient nous raser les moustaches. Le Rafale Marine et son pilote, un Marin du ciel, nous saluent dans le vombrissement de ses moteurs M88. Un reporter image de la Royale est à bord d’un hélicoptère Dauphin. Il saisit magnifiquement la scène du submersible et du jet en plein concert technologique. Je suis fier d’imaginer que je serai présent sur un cliché hors du commun, moi-même en train de prendre des photographies. Je ne serai pas déçu du résultat. L’image deviendra vedette plusieurs semaines après…
C’est fou d’être ici. Tel un intrus qu’on a adopté, j’observe secrètement le regard du commandant qui vit l’un des moments les plus forts de sa carrière. Vingt-cinq ans qu’il travaille pour cela. Une vraie vocation, un but ultime. Commander un SNLE, rendez-vous compte ? Une machine de près de quatorze mille tonnes, mue par une chaudière nucléaire miniaturisée, dotée de seize petites fusées Ariane, avec à son bord plus de cent dix hommes et femmes d’équipage, le tout capable d’un silence relatif comparable à celui d’une machine à laver le linge… Ses yeux brillent de fierté, son attitude est concentrée. Il sait qu’il peut compter sur chacun des maillons qui composent l’équipage. Il doit penser à l’après : que faire quand on a réalisé un travail aussi hors normes ? Tel un pilote de chasse de l’aéronavale qui va voguer vers des horizons archimédiens, il mesure sa chance d’être là, à ce moment précis.
Alors que je cadre, concentré sur la texture des vagues et le jeu de reflets sur le métal, un mouvement attire mon regard. Un dauphin, puis deux, surgissent de la crête d’une vague. En un instant, ils sont plusieurs, une véritable escadrille. Leurs corps fuselés glissent avec grâce à travers les flots, dans une synchronisation parfaite. Ils accompagnent notre avancée, par jeu, comme pour défier la masse intimidante du sous-marin. Je déclenche, encore et encore. La photo est là, vivante, vibrante. Les dauphins semblent voler au-dessus de l’eau, et leur présence adoucit, pour un bref instant, l’aura menaçante du sous-marin. Savent-ils au moins ce que peut cette sombre machine censée préserver l’Homme de la folie de l’Homme ? Encore une fois, le contraste est saisissant. Ces animaux représentent la beauté et l’innocence du monde, le génie de l’espèce animale. Un monde naturel, d’une beauté inouïe. Un monde de paradoxes, où l’humain règne en roi alors qu’il est tout au plus un vassal orgueilleux. Ne soyons pas naïfs, mais ayons conscience…
Plus tard, à l’abri dans le ventre de la bête, je repense à ce moment en observant les instruments du PCNO. Le parallèle s’impose : d’un côté, ces mammifères, maîtres de leur milieu, équipés par la nature de capteurs ultrasensibles – leur sonar biologique capable de repérer une proie ou un obstacle à des centaines de mètres. De l’autre, notre sous-marin, cet engin effroyable et silencieux, équipé d’une technologie avancée qui imite, presque humblement, ce que les dauphins maîtrisent depuis des millénaires.
Les capteurs du sous-marin, ses hydrophones, son sonar actif et passif, ne sont que des tentatives arrogantes de rivaliser avec la perfection du vivant. Mais là où les cétacés glissent avec fluidité, comme portés par la mer elle-même, notre machine s’impose, glissant sur le dioptre pour y déchirer un passage. Une glisse artificielle, forcée, mais qui demeure fascinante. Un bien beau sujet pour un photographe maritime. Un sujet qui dépasse de loin en complexité la station spatiale orbitale. Le génie de l’homme…
©Corentin Charles/Marine nationale