Forcément, merci la pluie…
Janvier 2023, à peine 7h et je sais déjà que c’est la pire météo que je pouvais imaginer pour cette rencontre en mer tant espérée… Forcément, la pluie…
Deux degrés, un vent de nordet velu et surtout 18 millimètres de pluie. Ca ne parle pas comme ça, de prime abord, mais c’est une quantité de flotte qui vous tombe dessus sans discontinuer. Une telle abondance d’eau que même le Ty-zef reste à l’abri en repensant à ces « Paroles » de Prévert :
« Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant »
Les nuages étaient les Spitfire de la Royal Air Force, les gouttes de pluies étaient les bombes des 165 raids alliés durant la seconde guerre mondiale.
Lors de la première rencontre entre mes objectifs photo et ce bateau noir en 2019, il m’avait paru bien plus grand et moins discret. En dehors de l’eau, fier sur ses « marcheurs » d’acier à Cherbourg, il venait de naître après plusieurs années d’une énergie folle dans l’esprit des ingénieurs et au coeur de l’Arsenal, dans les mains des ouvriers, au coeur de Naval Group comme on dit maintenant. Le Président de la République allait l’inaugurer en grandes pompes dès le lendemain. Il s’agissait de se faire tout petit et discret pour tenter quelques images (raté diront les initiés…). A l’époque, ce qui m’a frappé, c’est la ferveur des toutes ces femmes et de tous ces hommes qui passaient à tour de rôle observer la bête noire, fruit d’un travail collectif qui dépasse l’entendement, le fruit du génie de l’homme. Le fruit aussi de ce que l’homme à de plus sombre en lui. Point besoin d’armement si la concorde mondiale n’était pas un vulgaire oxymore jeté à la figure des idéalistes… Je m’égare, revenons à cette quête d’images, cette quête d’émotions maritimes !
Près de cinq ans que j’espère croiser sa route. Ca y est, à priori, c’est pour aujourd’hui. Forcément la pluie….
Le Suffren.
SFE ou Barracuda pour les intimes. Sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) de dernière génération, il est le fier héritier d’une histoire si riche que même des encyclopédies entières y sont consacrées. Fier héritier desGymnote, Nautilus et autres U-boat, le submersible fascine. Basés à Toulon, les sous-marins d’attaque Français passent régulièrement à Brest. Et aujourd’hui, nous avons rendez-vous.
Il fait nuit noire, le stress se mélange au froid et à l’excitation de la rencontre. Le temps de quitter l’emplacement qui est réservé à Sweetie VII au port du château, j’actionne le projecteur de recherche. La pluie est vraiment dense, et le halo lumineux rend la nuit encore plus noire. Le jour se lèvera dans une petite heure, j’espère que le SNA sera au rendez-vous et avec un minimum de lumière ! Un petit coup d’œil en arrière au moment de passer la digue sud, je me rends compte que la ville est belle. Elle est paisible sous ses éclairages blafards. Les courageux de la « France qui bosse » sont déjà dans leur voiture pour aller au travail, moi j’ai la chance d’aller sur l’eau vivre ma passion de la mer et des bateaux.
Le vent est soutenu, mais il vient de terre. Le plan d’eau est donc relativement plat. C’est une bonne nouvelle pour les prises de vue, c’est une mauvaise nouvelle pour le côté engagé du cliché à venir. L’essentiel n’est pas là. Je prie pour que la bateau noir conserve ses feux de navigation allumés. J’avais rencontré pareille scène sur la route d’un SNA de classe Rubis voilà plusieurs années. En guise d’aurore, c’était le crépuscule, et cette bonne surprise avait donné lieu à des clichés pour le moins singuliers… Pour moi, ces feux de navigation symbolisent l’aventure maritime nocturne et les sensations indescriptibles que l’on ressent lorsqu’on navigue de nuit. L’eveil d’autres sens, le sentiment d’une liberté qu’on a perdue. Il fait encore nuit, sacré temps de chien. Pourtant, la magie des premières lueurs du jour se fait sentir. Pratiquement imperceptible dans un premier temps, l’ambiance en rade de Brest sort progressivement de sa torpeur nocturne. Direction le goulet… Forcément, la pluie…
J’actionne mon radar par sécurité. Couplé à la cartographie numérique, il inscrit des petites traces rouges là où il rencontrera un obstacle dur. La première trace rouge qui apparaît est celle du pilote de mer militaire, enfin plutôt celle de son bateau gris. Il est également là pour accueillir le précieux convoi. Je n’irai pas plus loin dans la description de ce qui se met en place. Toujours pas d’écho, et on ne distingue rien à l’horizon qui reste encore largement grogis dans sa torpeur noctambule. En théorie, c’est pourtant le début du jour, aéronautique celui-là ! Le phare du Petit Minou a stoppé sa ronde lumineuse, comme un nouveau deuil quotidien provoqué par le jour naissant. Il fait froid et le vent creuse un peu plus le plan d’eau. A ce moment précis, ça y est, à fond de focale de l’objectif 800mm, j’aperçois une silhouette familière. Bingo, ses feux de navigation sont en marche. C’est magnifique. Question lumière, c’est une catastrophe. A main levé, dans le froid et au 800mm, c’est compliqué d’envisager sereinement une photographie. Elle sera assurément truffée de « bruit » (ce petit grain si agréable quand il est nommé désir !), difficile à cadrer, quasi impossible à rendre nette grâce à l’autofocus qui ne distingue pas grand chose comme relief accrocheur… Une ou deux tentatives timides, ça n’est vraiment pas réussi. Forcément, la pluie..
Le submersible est bien en face de Sweetie VII, il dépasse le phare du Minou et son sémaphore caractéristique. Je continue des essais, mais je sais au fond de moi que pour le moment c’est raté pour LA photo. C’est comme ça. 5 ans d’attente, et forcément, il pleut au levé du jour… Quand subitement, j’observe la pilotine couper la route entre mon petit bateau et le Suffren. Surpris, je recadre pour tenter la photographie que je n’imaginais pas. C’est ça qui est magique avec la photo. Un grand photographe de rue utilisait un système appelé « télémétrique ». Dans pareille situation, j’aurais adoré avoir un tel système. Ça vous permettait de voir en dehors du cadre et votre oeil, couplé au cerveau, peut réagir en anticipation pour obtenir le fameux « Instant décisif ». Point de système archaïque sur mon boîtier moderne, et malgré les magnifiques systèmes d’assistance, je tente et je rate cet instant qui ne dure que 3-4 secondes. Il faut dire que shooter au 800mm sur une petite barque ballottée par les flots revient à observer les étoiles depuis un manège de la foire du trône…
Déçu, il est déjà temps de dégager la route du bateau. Les consignes sont incontournables. Un petit instant pour l’observer, pour l’admirer. La conception de ce sous-marin est différente : il a perdu les barres de plongée jouxtant le kiosque* au profit d’un empennage en forme de « X ». Par temps plus calme et avec une meilleure visibilité, ça doit être magnifique ! Les marins sont juchés dans la baignoire* et me saluent fièrement. Ils ont de quoi être fiers. Nous autres Peintre officiels de la Marine ne sommes là que pour témoigner. Ce dont je peux vous rendre compte, c’est qu’il en faut du travail pour arriver là-haut. Et jamais sans l’aide des marins qui opèrent dans les entrailles de la bête en tout anonymat. La Marine appelle cela « L’esprit d’équipage ».
A cet instant, je décide de regarder la série avec le passage de la pilotine au dos de mon boîtier. En effet, elles sont ratées (mal cadrées, floue pour l’une d’entre-elles). Sauf une. Magie de la photographie, chance du photographe : une fois le bateau pilote passé, il laisse derrière lui un spray, un relent d’eau de mer projeté en l’air. Elle offre donc un écrin fantastique au Suffren et au phare du Petit Minou. J’avais continué la rafale photo… On devine à peine le marin sur le pont à bâbord, l’ambiance est fantastique malgré la forte montée en sensibilité des réglages photo…
Alors, forcément, merci la pluie…
*on appelle cette partie massif, kiosque ou baignoire, selon les modes et les ingénieurs !
À paraître en 2024 sur les sous-marins : « S.U.B : L’Immersion », restez connectés !