Les pilotines sont de petits bateaux à déplacement lourd. Les croiser quand elles sont en régime de croisière à bord d’une embarcation de taille inférieure, c’est l’assurance de devoir ralentir tant la vague d’étrave est creuse. Depuis plus de dix ans, leur univers attire mes objectifs.
Les premières intuitions autour de la marine marchande remontent à 2013 avec une interprétation noir & blanc de la sortie du géant des mers « Ti Europe », le plus grand pétrolier au monde, aidé par ses remorqueurs et guidé par une si frêle pilotine. Ce métier attire tout de suite ma curiosité, je découvrais alors le rôle et l’importance du pilote de mer… J’ignorais qu’il était juché en passerelle, ayant pris la responsabilité du mouvement de ce mastodonte après un passé glorieux de capitaine au long court.


En 2015 au port de commerce de Brest, j’avais repéré depuis plusieurs jours un navire à passager donné pour le plus grand jamais mis en service, le « Harmony of the Seas« . Avec pour point commun avec le « Ti Europe » de monter sur la plus haute marche du podium des « gros-cul », comme on appelle affectueusement les géants de la « MarMar ». Une fébrile attente s’installe. Guetter le moment de sa sortie et tenter des rapports d’échelle sur ce sujet qui n’est pas très esthétique mais diablement gigantesque ! Une information circule sur l’heure de son départ hivernal. DTE 16h. A mon habitude naissante, je quitte le bureau et rejoins mon semi-rigide basé au port du château. Une attente s’installe. Du côté des formes de radoub, on sent une activité qui bat son plein, mais les bateaux-portes ne sont toujours pas ouverts. Il est 15h30. Le froid saisit mes pensées. Finalement, le temps passe et le géant ne sort toujours pas. 17h30, la nuit s’installe. C’est fichu. Ma plus précieuse alliée, la lumière, s’en est allée. Quand mes pensées étaient tournées à l’Est, apparaît un cargo dans le goulet de la rade de Brest, à l’ouest. Il ne tarde pas à venir prendre un poste de mouillage. Et la je découvre un ballet génial des gens de mer qui servent le monde de la marine marchande. Le bateau des lamaneurs arrive pour rendre des services logistiques au cargo.

La pilotine, elle, vient se coller sur le flanc. Je repère l’échelle et d’un seul coup je comprends que le pilote va descendre. Gaz sur mon petit bateau, 40 nœuds pour s’éloigner et tenter un cliché au 600mm à main levée. La tâche est ambitieuse car il fait nuit (c’est l’heure bleue, mais hivernale et avec une météo peu clémente). La vitesse d’obturation est importante et ne peut pas descendre au-deça d’un certain seuil, ce qui oblige à monter en sensibilité, les fameux isos…
Le pilote me gâte de sa montée à l’échelle de corde et entame l’ascension de la paroi métallique. Je comprends que la composition est séduisante, elle joue sur le rapport d’échelle et l’humain est central. Le grain de la tombée de la nuit est fascinant, une belle photographie est née. Cerise sur le gâteau, le nom du cargo est le « Polar Spirit », et vu l’ambiance mystérieuse qui régnait ce soir-là, je suis comblé !

Le bateau était cependant au mouillage. Les pilotes sont également des marins de l’action. Monter et descendre de l’échelle en pleine mer et par tous les temps, de jour comme de nuit, est leur lot quotidien.
En 2021, après les confinements successifs dus à un certain virus venu de Chine, nous fumes libérés. Un drôle de bateau avait pris place dans la forme de radoub n°3 à Brest. C’était un bateau bleu qui portait le nom de Christophe de Marjorie mais qui battait pavillon Russe. Monsieur de Marjorie était le PDG de Total et le gouvernement Russe avait une grande estime pour cet homme. Après l’accident d’avion qui l’emporta, un hommage durable lui était ainsi rendu. Ce navire était un brise-glace méthanier géant. Une sombre histoire de « service après-vente » du constructeur avait fait que les bateaux allaient se succéder pendant quelques années dans les bassins géants.


La guerre entre la Russie et l’Ukraine éclata, mais les « SAV » continuèrent dans l’indifférence générale. L’occasion de me retrouver à visiter l’un des géants de la flotte « Yamal ». Et de me former sur les aspects de sécurité pour aller m’immerger au coeur des cuves géantes du monstre. C’était très impressionnant et le fait d’avoir le commandant en second du navire, de nationalité Russe, comme modèle portant mon flash transformé en lampe de visite enfonçait grandement cette sensation d’être hors du temps, hors de France…

Un de ces grands navires quitta les infrastructures Bretonnes en 2022. J’avais la chance de couvrir à ce moment la les premiers milles à la mer de la belle Frégate « Normandie ». En attendant que la belle quitte la base navale de Brest, le géant bleu de la MarMar s’était mis en chemin. J’entreprend un shooting en filant vers l’ouest à près de 50 noeuds. Je savais le pilote à bord en voyant son fidèle destrier suivre à vue.
La photographie qui suit est une quête sans cesse répétée depuis des années. Le pilote, son échelle et le gigantisme de la masse métallique. Le défi de sa vie quotidiennement renouvelé. Tanneguy est un solide marin expérimenté, Breton, sachant et taiseux. J’aime beaucoup ces profils. Le mien est exubérant. En physique, les polarités opposées s’attirent. J’ai bien l’impression qu’en « maritimité » également…
Le défi technique de cette photographie, c’est de se placer à la bonne distance d’un sujet mobile, en anticipation d’un angle à venir. Bien sur, vous ne savez pas précisément quand le marin descendra de cette échelle. Cette donnée rajoute à l’incertitude du schéma…

L’angle de la prise de vue est très serré car l’idée esthétique est de conserver suffisamment de volume de la coque du « gros cul » sans tomber. dans la platitude de d’un angle droit… Si vous considérez que l’angle de l’objectif que j’utilise, un 840mm, est très obtus (3° !!), vous comprenez la difficulté et la rareté de l’instant. Je passe sur le fait d’utiliser un mini télescope à main levée depuis un semi-rigide balloté par les flots.
Le pilote est la, la lumière est belle, la scène grandiose. Ce sera du noir & blanc. Déclic à 1/1250è de seconde. Mais la démarche, elle, à pris 10 ans et… 1/1250è de seconde !
