Article par Laura Samori (journaliste OpenEye et Artension), consultante en histoire de l’art.
Voila 11 ans qu’a été publié le célèbre ouvrage de photographie maritime de Pierre Borhan, L’art de la mer : Anthologie de la photographie maritime depuis 1843 (2009), un parcours au fils du temps à travers les hommes et les navires, à travers les images de photographes ayant marqué un pan de l’histoire.
Aujourd’hui, une relève est assurée tant sur l’aspect documentaire qu’artistique par le travail d’Ewan Lebourdais. Photographe maritime mais pas seulement, sa passion pour les images léchées au rendu précis et narratif le conduit à une production hétérogène, allant de la photographie d’histoire à une photographie plasticienne épurée. Ses champs d’intérêt sont plusieurs : la mer et ses bateaux de la marine marchande, les embarcations militaires surprenantes rendues partiellement abstraites par des prises de vues originales ; mais aussi des bolides de l’aéronavale, les sports de glisse et la force des éléments durant les tempêtes.
Il donne à voir le monde maritime à travers les hommes et les machines d’une façon inhabituelle
Vivant et travaillant en Bretagne, Ewan Lebourdais photographie « l’Hermione « , le porte-avions « Charles de Gaulle « , et est particulièrement célèbre pour ses clichés de sous-marins. Détenteur d’autorisations officielles lui permettant de monter à bord et de plonger à côté de ses monstres marins, il donne à voir le monde maritime à travers les hommes et les machines d’une façon inhabituelle.
ART VISUEL ET HISTOIRE
L’approche d’Ewan Lebourdais unit la peinture d’histoire, en fixant les plus grands navires contemporains à l’art, par l’usage de qualités que » seule la photographie peut restituer « . C’est en ce sens que son travail partage des similitudes avec le mouvement de la straight photography, dont les caractéristiques principales se retrouvent dans les fondements de ses prises de vue : netteté, rigueur, précision dans le rendu des surfaces, élévation du banal en un sujet central, importance accordée aux détails. De machines impressionnantes dont on ne voit que rarement les composantes immergées, Ewan Lebourdais nous montre » la partie cachée de l’iceberg » lorsqu’il photographie les coques des navires vue du dessous, les sous-marins nucléaires à quelques mètres.
Rendu des volumes, aspérité des éléments du paysages, des surfaces des machines : l’attention est portée sur les possibilités de narration de chaque motif autant qu’a la valorisation du » beau » qui s’y cache.
Convoquant rêve et imaginaire, les œuvres de la série « Carènes » sont comme hors du temps, profondément majestueuses dans l’obscurité qui rappelle les fonds marins. En effet, sortis de leur contexte, certains détails photographiés de manière frontale et de très près, font perdre toute notion de leur fonction, de leur nature, de leur place dans la globalité de la machine. Selon certaines perspectives, certains bateaux ressemblent à des objets ou des éléments de la vie de tous les jours : c’est le cas pour la proue du porte-avions Charles de Gaulle (Fig 3) photographié frontalement, relevant la symétrie parfaite de la construction, elle ressemble à un masque africain aux yeux verticaux, ou à la tête d’un cygne muni de longs cils et vue de face en plan très rapproché, accentuée par la couleur du bec. Le métal de la coque prenant un aspect nacré n’est pas sans rappeler la robe nacrée du coquillage photographié avec une grande précision de Edward Weston (Fig 4.), figure de proue de la straight photography.
VISAGES, POKER, FEUTRE ET SILENCE
Statiques, les duos d’hélices semblent être les yeux écarquillés de visages rêvés, comme ceux de petits personnages vues de face aux pupilles dorées, luisantes et dont la frontalité nous interpelle. Même lorsque qu’il n’y a qu’une seule hélice, le motif étonne : la première image du corpus (Fig 1), chargée de symboles, explore le rapport entre l’homme créateur et la machine géante, scintillante et puissante. La silhouette humaine discernable uniquement par la lumière sur son visage est confrontée à la luisante hélice du bateau (Fig . 12)
Les images laissent voir des secrets, comme tout droit sorti d’un monde d’initiés.
Les rapports de tailles et de textures confère à l’image un caractère surréaliste. Se côtoient le rouge et le doré, puis le bronze et le vert et évoquent l’univers du poker, des jeux. Cette série de photographies est empreinte d’un ton feutré et silencieux, d’une forme d’intimité dont la vision relève d’une apparition du motif se détache de l’arrière-plan très sombre. Comme sortant d’un discret écrin, les éléments deviennent précieux, des bijoux, des joyaux, et ce qu’elles représentent pour leurs créateurs. Les images laissent voir des secrets, comme tout droit sorti d’un monde d’initiés. Les motifs sont à la fois intemporels, parts de nos univers visuels et en même temps des apparitions d’un monde rarement accessible sur un arrière-plan d’une obscurité impénétrable.
UN RÊVE ANCRÉ !
Un rêve ancré, celui d’être peintre de la marine, accompagne le travail d’Ewan. L’artiste rêve de s’inscrire dans la lignée des premiers peintres de la marine comme Gudin et Crépin dès les années 1820. Inspiré autant par la peinture, par les œuvres de Claude Joseph Vernet et William Turner, que par la réalité observable, il valorise les silhouettes grandioses des embarcations voguant au gré des vagues. Sa curiosité et ses connaissances se couplent à l’évolution technique, qui accentue les possibilités en terme de qualité et de rendu des volumes. Le succès rencontré, avec la vente régulière de tirages d’art notamment, permet à l’artiste de s’équiper avec récemment l’acquisition très réfléchie d’une chambre numérique moyen-format Phaseone IQ4. Avec trois optiques, ce qu’on peut comparer à du 14k en cinéma lui permet aujourd’hui de rentrer encore plus dans les sujets et leur matière, accompagnant un virage plus » conceptuel « . Pari audacieux quand on sait que deux tiers de sa production d’images ne pourront pas se faire avec, le moyen format ne dépassant pas 200mm de focale.
il valorise les silhouettes grandioses des embarcations voguant au gré des vagues
Les liens d’Ewan Lebourdais avec la marine sont forts, « mon grand père maternel était sur le cuirassé « Jeanne d’Arc « , le second du nom. Il y a appris son métier de menuisier marine et, à la fin de la guerre, après avoir été fait prisonnier en Prusse orientale, il a pu s’installer du côté de Rennes (Cesson) en tant qu’ébéniste », explique l’artiste.
Jean-Michel Gérard a passé 2 ans et 8 mois à bord d’un aviso escorteur de la Marine Nationale Royale et en a rapporté des photographies prises à bord durant les traversées : icebergs, croisements de célèbres navires nationaux, des bateaux et des vues maritimes à vocation principalement documentaire, des éléments de l’histoire de la photographie maritime, et de l’histoire des marins, des embarcations. La production visuelle d’Ewan Lebourdais a cette particularité de condenser plusieurs aspects de la discipline : paysages maritimes, rencontres de bateaux, sports de glisse, tempêtes, autant que de s’élancer à pieds joints dans une création plasticienne originale.
L’INSTANTANÉ
Certaines photographies d’Ewan Lebourdais reprennent cette dimension documentaire. Alors ses compositions sont construites à partir d’une histoire en train de se faire, le chemin d’un navire militaire en croisant un autre, dans le juste moment où les embarcations dépassent les phares de Brest (Bretagne). La magie de l’instantanéité opère. Les hommes ne sont pas absents de ces images : l’être humain est la source primaire d’élaboration de ces machines, le moyen par lequel elles sont mises en mouvement. Pourtant l’homme devient une sorte de repère d’échelle pour appréhender les tailles et les surfaces, mais aussi pour apporter dynamisme et universalité.
La magie de l’instantanéité opère
Ce sont des images qui trouvent un point de rencontre entre l’art et l’histoire : L’humanisme croise un réalisme pur qui à son tour jalonne les frontières d’une image où le sujet n’est plus finalement qu’un prétexte, pour exprimer la beauté dans une succession de relations chromatiques et de textures. Certes subjective, la notion de beauté trouve une forme de constance dans le corpus photographique d’Ewan Lebourdais : la netteté, la profondeur de champ, la profusion de détails singuliers et l’équilibre des gris ou des couleurs.
Dans le cas de ce travail multipolaire, la photographie témoigne une évolution technique et matérielle lui permettant d’être toujours plus précise, plus efficace, voire même hyperréaliste. La photographie dans ces conditions gagne en capacités de narration mais aussi accentue les possibilités artistiques.
INTERVIEW
OPENEYE – Quels matériaux utilisez-vous actuellement ? Des conseils ou des expériences à partager ?
Ewan Lebourdais – J’ai beaucoup de chance que vous me posiez cette question ! Même si l’idée de l’image à pris le dessus sur tout, l’aspect technique reste toutefois très important. Par technique, je n’entends pas le dernier boitier ou marque à la mode, mais plus le fait de pouvoir tirer la quintessence de la partie qui vous intéresse dans les boitiers ou parcs optiques présents sur le marché, même anciens. Je suis très à l’aise avec les téléobjectifs que j’utilise dans des conditions souvent dégradées. Depuis un petit bateau, par manque de lumière et un sujet qui vous fonce dessus, les focales de 600 ou encore 800mm deviennent très sportives à utiliser à main levée ! Physiquement ça coute, et il faut accepter la possibilité de ne pas rentrer avec l’image qu’on avait en tête.
J’utilise ce genre de focale à la fois pour rentrer dans le sujet, lui permettre de se dévoiler différemment, écraser les perspectives ; également pour aligner des décors grandeur nature (un phare avec la proue d’un sous-marin, un pont avec le foil d’un planchiste lancé à 30nds etc) … Egalement très à l’aise avec les grands-angles. À 14mm, si l’on ne veut pas tomber dans des déformations grotesques, on a intérêt à mettre le paquet sur la composition et son point de fuite ! C’est un chalenge permanent qui me plait, et sur lequel on pourra toujours progresser. Sur les focale intermédiaires, je n’étais pas très à l’aise jusqu’à ce que je commence à travailler avec un boitier moyen-format. Je détestais shooter au 50mm par exemple, aujourd’hui j’adore car ce type de boitier m’amène à considérer différemment les sujets, et m’ouvre une nouvelle dimension, sur des photos plus » posées « , grâce auxquelles je vais tenter d’explorer des univers différents … On me demande souvent des conseils sur tel ou tel boitier. Aujourd’hui, à de rares exceptions près, toutes les marques se valent et font de la qualité. Je réponds souvent que si ton matériel permet de traduire facilement ta volonté de créer telle ou telle image que tu as en tête, c’est gagné ! Et ça, parfois même un téléphone peut faire l’affaire !
Après, c’est dommage de faire un grande photo (c’est tellement rare !!!) et que tu sois limité derrière sur la qualité des tirages …
OPENEYE – Votre implication dans le processus artistique va de la prise de vue aux choix des supports d’impression pour le tirage final, n’est ce pas ?
Ewan Lebourdais – Cette question permet de faire un petit bond en arrière pour tenter de comprendre comment aujourd’hui j’arrive à dépasser ce cadre ou processus. Au départ, tu apprends à faire une » bonne » photo, ou plutôt ce qui est académiquement reconnu comme tel. Puis tu n’arrêtes pas de faire des allers-retours entre théorie et pratique, tu observes. C’est ensuite la pratique qui prend le dessus, et ce sont tes premiers « succès » qui t’entrainent à toujours aller chercher la clef de la petite musique que tu as dans la tête. En fonction de chacun, tu vas partir en Ré minceur ou en Fa dièse (fadaises ? 😛 !) .
À l’image de la musique, les univers photos sont infinis et c’est cela qui est vraiment génial ! Pour répondre à la question, une fois que tu commences à réaliser que tu fais de plus en plus d’images fortes (on te le dit de plus en plus souvent en fait !), avec une notion sérielle qui s’installe, et bien tu commences à réfléchir à donner une réalité » physique » à tes images. J’ai fait de l’argentique (très peu, car adolescent les moyens manquaient), je suis un photographe du numérique (n’en déplaise aux puristes 😉 !).
Donc découverte totale de l’univers des supports d’impression, premières expos etc… Et la c’est la claque ! Tu découvres que si tu fais attention en amont à intégrer cette partie de la chaine dans tes compositions, tu peux donner encore plus de force à tes images ! Dernièrement, j’ai fait un essai avec un tireur de qualité qui proposait un des visuels de la série » Carènes » sur un papier à finition » Argent » d’une célèbre et ancienne maison germanique. J’ai re-découvert mon cliché, j’avais sous les yeux le punch d’un rendu d’écran iMac tout en conservant la texture et la finesse qu’on recherche dans un papier dit Fine Art. Donc oui, j’intègre aujourd’hui dès la prise de vue cet élément de la chaine et j’ai tendance également à diriger cette partie en complicité avec le tireur.
C’est par ailleurs pareil pour les livres et le monde de l’édition, tu découvres vite que les univers colorimétriques ne sont pas encore les mêmes, plus pauvres quand tu passes du RVB au CMJN et là tu apprends encore un nouveau métier, passionnant !
Pour finir, sur la notion de processus artistique, je dirais aussi que j’intègre en amont des shootings de plus en plus de préparation permettant d’affiner de plus en plus les séries qui se construisent à mesure des années. Il faut toutefois laisser régulièrement le hasard agir, sinon, ça deviendrait vite ennuyant !
OPENEYE – Avez-vous un projet en cours, lequel ?
Ewan Lebourdais – Le problème, c’est qu’ils sont nombreux !! Allez, en voici trois : J’espère boucler mon quatrième livre avant l’été. Je vous dévoile le titre : » Silver Series « . Entreprise depuis quelques années, j’ai une série monochrome qui commençait à être à maturité, la rédaction de cet ouvrage lui donnera vie au travers de plus de 200 pages. Très gros plaisir à organiser tout cela, et surtout très hâte de voir le résultat physique dans quelques mois !
A l’horizon 2021, j’espère terminer une série d’envergure sur l’aéronautique navale. Il me reste encore des images à aller chercher à l’horizon de l’automne 2020 et après je pourrai envisager un exposition et je l’espère un nouveau bouquin.
Je parlais de moyen-format tout à l’heure. Sa pratique m’a permis de mûrir esthétiquement une série qui va réunir mon amour de la mer avec l’univers des forêts. Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour le moment, mais ça sera une manière pour moi de réussir un petit » virage » artistique vers plus d’onirisme.
Informations pratiques :
Voir son travail sur son site (facebook et instagram en lien)
Représenté par la Galeries PromenArts, Ile de Ré, La Baule, Saint Paul de Vence. Il a participé en 2019 à de nombreuses expositions que vous trouverez sur sa page.
Expositions à venir (sous réserves): Automobile Club de France (en Mai), Fêtes maritimes de Brest 2020 (en Juillet), Salon du livre maritime de Concarneau (en Novembre)